N’en déplaise aux classiques Larousse, je ne suis pas sûr que Polyeucte soit vraiment une pièce religieuse. Certes, ce prince arménien qui plaque sa femme et sa situation pour aller profaner un temple romain – pardonnez la brutalité du résumé – n’a que le nom de Dieu à la bouche. Mais jamais le moindre soupçon de mysticisme, ni même de vraie religiosité.
Car si Polyeucte renonce effectivement au monde, ce n’est pas par souci d’abnégation ou désir mystique de se perdre en Dieu, mais bien au contraire par intérêt : pour se retrouver enfin, lui, et lui seul. Dieu, pour Polyeucte, n’est pas le souverain des souverains auquel on se soumet, mais le modèle idéal de toute-puissance qu’il s’agit d’égaler : Dieu, c’est le héros cornélien réalisé ; le christianisme, un bel alibi pour un projet purement égocentré ; et le martyre, un visa pour l’éternité. Est-on si loin de ce qui anime un djihadiste d’aujourd’hui ?
A l’instar d’Astérix, moi aussi je suis tombé très jeune dans un chaudron : celui du théâtre de Corneille, qui me poursuit quasiment depuis mes débuts de metteur en scène. En 1990 déjà (j’avais donc seulement 27 ans), je mettais en scène Polyeucte au Théâtre de Gennevilliers-CDN et en tournée. Cette pièce ne m’a jamais vraiment quitté, et je l’ai très régulièrement fait travailler à de tout jeunes acteurices en formation – même si, peu à peu, s’imposait à moi son double « comique », La Place Royale, pièce flamboyante et noire, que j’ai enfin mise en scène au Théâtre de l’Aquarium (Cartoucherie) en 2014.
Par les hasards de la vie théâtrale, diverses écoles supérieures et conservatoires m’ont régulièrement demandé ces derniers temps d’assurer des ateliers sur l’alexandrin, que j’ai – par plaisir et aussi pour mieux le faire connaître – systématiquement axés sur Corneille et, entre autres pièces, sur Polyeucte.
Non seulement j’ai retrouvé à plein la jubilation de cette langue si belle et si intense, la folie de ces situations inextricables chaque fois poussées à l’extrême. Mais j’ai réalisé aussi (et les jeunes acteurices avec moi) combien Polyeucte « sonnait » aujourd’hui encore plus fort que naguère – avec la montée en puissance depuis 20 ans des radicalismes religieux et politiques de tous bords …
Corneille évidemment n’avait pas « prévu » cela et il serait stupide de faire de Polyeucte l’illustration de notre triste actualité. Mais la logique à l’œuvre dans cette pièce de 1648, cette course folle à la mort de ce prince arménien ont sûrement beaucoup à voir – par-delà les contextes historiques, politiques et religieux – avec ce qui se trame chez ces jeunes gens d’aujourd’hui qui sont persuadés (et ont été persuadés) qu’il n’y a pas plus grande réalisation de soi, pas de plus grande réussite dans la vie que de la sacrifier dans la mort la plus sanglante. Polyeucte, par-delà la jouissance théâtrale qu’elle procure, peut aussi nous aider à mieux comprendre cette quête de salut aussi radicale que morbide qui semble tenter toujours plus une partie de notre jeunesse d’ici et d’ailleurs…
François Rancillac
Mise en scène François Rancillac
Avec
Alvie Bitemo – Stratonice
Jean-Christophe Folly – Polyeucte
Daniel Kenigsberg – Félix
Matila Malliarakis – Sévère
Marcel Mankita – Néarque
Hélène Viviès – Pauline<
Et un comédien en insertion (en cours de distribution) – Albin
Scénographie Raymond Sarti
Lumière Guillaume Tesson
Costumes Sabine Siegwalt
Son et musique Sébastien Quincez
Production Cie Théâtre sur paroles
Coproduction (en cours)